16 février 2006

"Pitchfork" s'explique sur ses choix

Inviter Wolf Parade à se produire pour sa fête d’anniversaire, c’est classe. Un petit caprice que Pitchfork pouvait bien se permettre : dix ans après sa création, le webzine musical de Chicago revendique 160 000 lecteurs par jour et quelques jolis coups éditoriaux (Arcade Fire, Clap Your Hands Say Yeah). Interview exclusive de Ryan Schreiber, fondateur et rédacteur en chef du webzine qui retourne la hype.




Comment est née ta vocation de critique musical ?

Je suis fan de musique depuis ma naissance ! J’ai littéralement appris à lire grâce aux pochettes d’albums et j’ai passé ma jeunesse dans ma chambre à écouter des disques ou la radio, et regarder MTV. Au lycée, j’ai commencé à lire beaucoup de presse rock… Mais je n’y ai jamais vu de chroniques réellement critiques. Quand un journaliste n’aimait pas un album, il le disait souvent en des termes extrêmement prudents. Je n’aimais pas du tout ces critiques qui se retenaient de dire du mal !

Comment as-tu créé Pitchfork ?

Un ami m’a fait découvrir Internet, au milieu des années 90. Je rêvais d’avoir un endroit où balancer mes opinions tranchées, donc j’ai lancé mon site en février 1996, alors que je vivais encore chez mes parents, à Minneapolis. A l’époque, Internet en était à ses balbutiements. Il y avait peu d’informations sur les artistes indépendants. On pouvait taper «Fugazi» ou «Built To Spill» dans des moteurs de recherche, sans résultat. Ce que je voulais, c’était interviewer des artistes que j’admire, et écrire des chroniques râleuses, impertinentes, mais surtout honnêtes.

Pourquoi ce nom, Pitchfork, qui signifie « la fourche » ?

Au début, le site s’appelait Turntable (mot qui désigne une platine vinyle, ndlr). En juillet 1996, nous avons changé le nom en Pitchfork. La fourche évoque le diable, et historiquement, était également l’arme des gens qui ne pouvaient pas se payer des vraies armes. Moi, j’ai choisi Internet parce que les coûts d’un site, en temps et en argent, étaient minuscules par rapport à ceux d’une publication papier.

Comment êtes-vous passé d'un petit webzine à ce qu'est Pitchfork aujourd'hui ?

En 1998, j’ai embauché quelques chroniqueurs qui ont accepté d’être payés en CD gratuits. Un an après, j’ai déménagé de Minneapolis à Chicago, dans un studio sordide. Je vendais mes CD promotionnels sur eBay pour payer mon loyer. Je ne sais pas comment j’ai survécu à cette année : je n’avais pas d’argent, pas de quoi me payer le bus ou à manger… Les années suivantes, le lectorat a régulièrement augmenté [de 5 000 visiteurs par jour en 2000 à 160 000 en 2006, ndlr] et, en juillet 2003, j’ai pu embaucher un premier permanent.

Les chroniques de Pitchfork ont deux particularités : elles sont très longues et surmontées d’une note de 0,0 à 10,0. Pourquoi ?

Quand nous avons commencé, nos critiques faisaient un paragraphe. Et puis nous avons recruté des critiques plus chevronnés, qui avaient plus de choses à dire, plus intéressantes. J’aime bien que nos critiques puissent écrire leurs chroniques comme s’ils écrivaient un essai.
Pour ce qui est des notes, j’apprécie leur côté précis. Si un disque obtient environ 7 sur 10, je veux savoir quel genre de 7 c’est : un petit 7, ou quelque chose qui se rapproche d’un 8 ? Ceux qui ne sont pas obsédés par la musique trouveront cela excessivement pointilleux, mais moi, je veux savoir !

Que penses-tu de l’état de la presse musicale papier actuellement ?

Globalement, les magazines déclinent, même si les plus résistants ont toujours beaucoup de lecteurs fidèles. C’est le cas de Rolling Stone, par exemple, même si tout le monde sait que ce qui s’y fait depuis trente ans est à jeter à la poubelle. Mojo écrit pour la même génération avec plus de dignité et d’intelligence, même si tous les numéros ressassent plus ou moins les cinq même groupes.

Et le NME ?

C’est un cas plus complexe. 90 % des groupes dont il parle relèvent de la fumisterie, mais les potins imbéciles sur eux m’attirent. C’est très amusant de lire qu’un des Kasabian a reçu une bouteille dans le visage pendant un concert, et de les voir en parler comme si c’était d’une importance vitale ! Mais le problème général avec la presse rock, excepté The Wire, est que leurs journalistes semblent avoir perdu, depuis une dizaine d’années, leur exigence d’intégrité et de regard critique. Il y a toujours beaucoup de merveilleux critiques musicaux, mais où la majorité d’entre eux font-ils le mieux leur travail ? Sur les blogs et les webzines.

Justement, quelle est ton opinion sur les MP3 blogs, qui mettent - souvent illégalement - des titres à disposition du public ?

J’ai toujours eu plus d’estime pour les fous de musique – tant qu’ils encouragent les ventes d’album – que pour les gens de l’industrie du disque. Globalement, je crois que les blogs musicaux peuvent être une force extrêmement positive pour les musiciens et leurs fans. Ceux que je lis essaient de promouvoir des artistes intéressants, qui sans eux resteraient peut-être méconnus. Je suis un chaud partisan de cette pratique quand elle est faite dans de bonnes intentions : j’aime l’idée d’une démocratie directe parmi les mélomanes.

Certains vous reprochent de tenter, comme la presse traditionnelle, de créer sans cesse de nouvelles hypes, par exemple avec Love Is All

Ceux qui disent cela envisagent les choses de manière purement cynique. Pour moi, la hype est quelque chose de pernicieux : du marketing, de la publicité, voire de la corruption, par exemple quand un label paye pour faire parler en bien de ses artistes. Des groupes comme les Vines, les Kings of Leon, Jet ou Morningwood sont hype : hyper stylés mais sans talent, ils reprennent des choses déjà faites par des gens plus indépendants, et bénéficient de la force de frappe d’un gros label. Certains journaux, hélas, adhèrent à ce système. Ce que nous faisons à Pitchfork est très différent. De toute façon, si l’alternative est juste d’attendre de voir ce qui devient populaire, et d’en parler alors, je préfère encore avoir une réputation de faiseur de hype.

Es-tu d'accord avec ceux qui affirment que Pitchfork a révélé Arcade Fire (photo) ou Clap Your Hands Say Yeah ?

Dire que nous les avons «révélés» est un peu exagéré. Ce qui est sûr, c’est que, en étant la première publication majeure à s’enthousiasmer pour leurs disques, nous les avons aidés à percer, nous les avons fait découvrir à un public plus large. Mais pour qu’un groupe réussisse comme Arcade Fire ou Clap Your Hands, il doit non seulement être fantastique, mais aussi plaire à des types d’auditeurs très différents.

Autre critique qu’on vous fait parfois, celle d’être trop pro-américains…

Je ne vois pas d’où vient cette réputation. Beaucoup de nos groupes favoris sont britanniques - Belle & Sebastian, The Go! Team, M.I.A., The Clientele, Art Brut, The Streets… Et nous défendons des artistes de pays très différents, comme Boris, Dungen, Serena Maneesh, Isolée, Architecture In Helsinki ou M83. La nationalité d’un groupe n’a jamais été un critère de jugement pour nous. D’ailleurs, Broken Social Scene, Arcade Fire et Wolf Parade sont canadiens, pas américains !

Ne penses-tu pas que Pitchfork manque d’interactivité, par exemple en n’autorisant pas ses lecteurs à réagir, contrairement aux blogs et à beaucoup de webzines ?

J’aime bien cette façon que nous avons d’affirmer que nos opinions sont définitives. Pas de discussion. Si vous en voulez, allez ailleurs ! Je ne suis pas sûr qu’ouvrir un dialogue avec les lecteurs soit toujours une bonne décision, spécialement pour un site comme Pitchfork. Introduire les commentaires sur les articles avec autant de participants tournerait vite à la bagarre générale.